Bruno Robbes est l'un des 17 lauréats du programme Emergence. Ce professeur des universités à CY Cergy Paris Université consacre son projet CoopEnSup à l'étude de nouveaux procédés d'enseignement basé sur une pédagogie active et coopérative.
CY Initiative : Pourriez-vous vous présenter et nous en dire plus sur votre carrière et vos grandes thématiques de recherche ?
Bruno Robbes : Je suis enseignant-chercheur en sciences de l’éducation et de la formation à CY Cergy Paris Université depuis 2008. Avant cela, j’ai été instituteur pendant une quinzaine d’années dans le Val-d’Oise, puis formateur et conseiller au rectorat de l’académie de Versailles.
Durant cette période, j’ai travaillé sur les questions de prévention des violences en milieu scolaire dans une équipe d’autres professionnels composée de professeurs des premier et second degrés, d'assistants sociaux, de conseillers principaux d’éducation, de psychologues... Nous intervenions dans des établissements scolaires de l’académie qui rencontraient des difficultés liées à la violence. À travers ce thème, nous abordions également d’autres problématiques du champ éducatif, scolaire et pédagogique.
Ces expériences ont donc tout naturellement guidé mes recherches en tant qu’enseignant-chercheur. Je travaille en effet sur la question de la discipline scolaire, plus particulièrement sur l’autorité en éducation. C’est un sujet d’actualité. À travers cette thématique, je me suis très vite tourné vers ce qu’on appelle les pédagogies différentes issues du courant de l’Éducation nouvelle, né en France et en Europe à la fin 19e siècle et au début du 20e siècle. En France, il y a un instituteur important, Célestin Freinet, qui a donné son nom à une pédagogie : la pédagogie Freinet. Elle utilise des outils et techniques conçus pour développer et soutenir la coopération comme moyen d’apprentissage autonome et collectif.
Ensuite, je me suis tourné vers un autre instituteur de la pédagogie Freinet qui s’appelle Fernand Oury. Dans les années 50-60 en France, il utilisait la pédagogie Freinet en ville, dans les banlieues où il y avait un besoin de structurer davantage la classe et les enseignements, du fait des difficultés scolaires, sociales et comportementales des élèves. Il s’est appuyé sur les apports de la psychothérapie institutionnelle, un mouvement issu du champ de la psychiatrie qui a énormément insisté sur l’importance des relations sociales et du milieu de vie comme médiations thérapeutiques.
Ces pratiques de soin ont influencé ce courant de la pédagogie Freinet, qui s’est nommé "pédagogie institutionnelle". Ces pratiques, auxquelles je me suis formé, m’ont énormément aidé dans mes classes, pour faire face à certaines situations relatives à l’exercice de la discipline, de l’autorité mais aussi pour améliorer les apprentissages des élèves. Et c’est aujourd’hui sur ces sujets que se portent mes travaux de recherche, dans des écoles primaires et des établissements secondaires mais aussi dans l’enseignement supérieur.
CY Initiative : Vous avez été lauréat de l’appel à projet 2024 de CY Initiative. En quoi consiste ce projet ? Et quel est son objectif ?
Bruno Robbes : Une des origines du projet CoopEnSup vient évidemment de ces pratiques pédagogiques dites coopératives et institutionnelles. Avec ce projet, nous voulons réutiliser ces apports pour former les étudiants de notre licence de Sciences de l’éducation et de la formation dont la plupart deviendront professeurs des écoles. L'idée est de les former à et par une pédagogie active, coopérative et institutionnelle. Il faut qu’ils vivent eux-mêmes ces situations en formation pour ensuite pouvoir les mettre en œuvre dans la classe.
Il y a un deuxième volet important du projet qui repose sur le dispositif GPS, pour Gérer Professionnellement des Situations. Dans le dispositif GPS, qui s’appuie aussi sur la coopération, on part de situations professionnelles réelles et vécues par des enseignants. En effet, en 2015 après les attentats qu’a connu notre pays, des chercheurs de notre laboratoire EMA se sont interrogés sur la manière de gérer un certain nombre d’incidents dans des établissements scolaires, consécutifs à des prises de parole d’élèves ou à des refus d’obéir à certaines demandes des enseignants.
Ce dispositif GPS s’est appuyé sur un recueil de situations écrites par les enseignants, cadrés par des chercheurs. Un protocole d’analyse et d’amélioration de ces situations par la co-écriture a ensuite été élaboré. C'est un travail coopératif où des professionnels se réunissent dans des groupes d’analyse de pratiques. Cet outil a été développé à partir de 2015 et maintenant, nous avons une plateforme ouverte qui rassemble un certain nombre de situations. C’est un véritable outil de formation professionnelle des enseignants face à des situations difficiles ou de tension... qui peuvent être liées à des problématiques d’autorité, de discipline, à des propos d’élèves....
En se basant sur ces deux dispositifs, l’objectif du projet est, en fait, d’essayer de prendre du recul et de confronter les conceptions de la formation, de l’apprentissage qui sous-tendent ces dispositifs coopératifs avec des mises en pratique. Nous allons regarder quelles sont les conditions internes et externes qui sont favorables ou défavorables à la mise en œuvre de ces dispositifs. Nous allons aussi appréhender leurs effets. Notre hypothèse énonce que ces pédagogies coopératives dans l’enseignement supérieur peuvent produire des effets formateurs et transformateurs qui vont modifier à la fois les rapports aux savoirs des futurs enseignants, des étudiants mais également le rapport à l’enseignement, à l’apprentissage.
Je ne suis pas seul sur ce projet. Je porte le projet CoopEnSup avec mon collègue Jean-François Nordmann, maitre de conférences en philosophie, qui pilote le dispositif GPS. Très tôt, nous nous sommes retrouvés autour d’un intérêt commun pour l’Éducation nouvelle et les pédagogies coopératives. Ce projet est donc important pour nous, car il est aussi l’occasion de concrétiser une volonté de travailler ensemble et d’associer d’autres collègues du laboratoire. Le projet a encore pour objectif de constituer un large réseau français et international (notamment avec le Canada, la Belgique, la Suisse) de chercheurs qui s’intéressent à ces problématiques et qui développent des formations coopératives dans leur universités respectives.
CY Initiative : Concrètement, comment ce projet va-t-il se déployer ?
Bruno Robbes : Le projet se décompose en 3 grandes parties. Dans le premier axe, nous allons observer comment la notion de coopération apparait dans les textes qui régissent la formation et le métier d’enseignant, de la maternelle à l’université. Les questions que nous nous posons à cette étape sont : Comment la notion de coopération est-elle définie dans les référentiels de compétences ? Est-elle traitée dans les référentiels de formation ? L’objectif est d’essayer de produire une sociohistoire de cette représentation de la coopération à travers les textes institutionnels.
Le deuxième axe du projet analysera plus précisément les dispositifs de formation d’enseignants eux-mêmes, pour identifier comment la coopération s’y déploie, quels sont les contenus d’enseignement relatifs à la coopération, comment ils se sont développés et comment ils évoluent. Nous irons observer les pratiques afin de comprendre comment elles sont perçues et investies par les étudiants, les enseignants, les formateurs. Pour ce faire, nous allons avoir des phases d’observation dans notre académie, mais également dans les académies de Lille et de Rennes, puis au-delà si possible.
Le troisième et dernier axe du projet vise à étudier les effets que ces formations à et par la coopération produisent sur les pratiques concrètes des étudiants, mais aussi des enseignants une fois qu’ils ont été formés. Nous allons donc nous rendre dans des établissements et des classes, afin d’observer les enseignants en activité professionnelle quelques années après leur formation et d’évaluer l’impact sur leurs pratiques au quotidien. Nous allons pouvoir commencer ces observations avec la Haute École Libre Mosane à Liège et son projet Tenter+, qui a près de 20 années d’expérience dans la mise en place des enseignements en pédagogie coopérative. Des recherches sont aussi déjà engagées directement à partir de la formation que nous proposons dans la licence de sciences de l’éducation et de la formation à CY Cergy Paris Université, sur les sites de Cergy Hirsch et Antony. D’autres terrains d’observation sont à l’étude.
Ainsi, nous allons pouvoir mieux comprendre comment les dispositifs sont mis en place, et observer directement les impacts des pédagogies coopératives sur les formations, les pratiques et l’ensemble des acteurs impliqués.
L’appel à projet de CY Emergence nous permet d’engager ou de poursuivre nos recherches et de développer notre ambition : créer notre réseau au-delà de Cergy, en France et à l’international. Les fonds obtenus favoriseront les dépenses liées à la mise en œuvre des recherches (aller observer sur le terrain, recueillir et de traiter les données). Ils permettront également les échanges et les déplacements entre chercheurs, ainsi que la participation à des congrès internationaux déjà prévus pour 2025, à Sherbrooke (Canada) et à Liège (Belgique).
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